C’est une radieuse matinée de printemps. L’air est frais, presque piquant, mais la lumière du soleil éclabousse le quai de la petite gare perchée sur le balcon du Jura vaudois, comme une toile peinte de verts tendres et de ciel azur. Je me tiens là, au bord d’un nouveau chapitre, prête à quitter mon village natal pour Lucerne. Mon cœur oscille doucement : il y a l’amour profond pour ma région et ma famille, la douce nostalgie des racines qui m’ont façonnée, et cette étincelle d’excitation, vibrante, pour l’aventure qui m’attend.
Mon frère et ma sœur sont venus m’accompagner. Ils me tendent un cadeau, un trésor chargé de sens. Mon frère, horloger talentueux, a restauré pour moi une montre ancienne, offerte comme un fragment du passé remis à neuf. Ma sœur l’avait découverte, oubliée, dans un coin poussiéreux de l’atelier de notre père, ce forgeron passionné dont les mains donnaient vie au métal. Dès qu’elle l’a touchée, elle a senti une énergie particulière, comme si cette montre portait en elle une histoire endormie. Ensemble, ils l’ont ramenée à la vie, polissant chaque détail avec soin pour en faire un symbole : un rappel de mes origines, une invitation à revenir, de temps en temps, là où tout a commencé. Gravé sur son boîtier, un petit dragon délicat s’enroule autour d’un rouage, ses courbes évoquant un gardien intemporel. Cette montre n’est pas qu’un objet mesurant les secondes ; elle incarne mes rêves, mes racines, tout ce que je porte dans mon âme. Le dragon, surtout, est une présence familière, un compagnon discret qui semble veiller sur moi depuis toujours.

Je pose ma valise sur un siège du wagon vide, serrant contre moi ma boîte à musique, mon appareil photo en bandoulière, la montre accrochée comme un pendentif autour de mon cou. Je m’installe dans le vieux wagon, encore très peu utilisé, mais qui par hasard se jour-là est exceptionnellement en service pour relier mon village à la grande gare de la plaine .
Le bois usé des banquettes et l’odeur de fer vieilli emplissent l’air d’une douce mélancolie. Par la fenêtre, je capture une dernière image du Jura. Un rayon de soleil perce à travers les branches d’un sapin, et dans le viseur de mon appareil, une lueur dorée, presque irréelle, apparaît, là où rien n’était visible à l’œil nu. Mon regard a toujours saisi ce que d’autres ne perçoivent pas, une sensibilité que je partage avec ma sœur, elle aussi touchée par des dons inexplicables. En me serrant dans ses bras avant mon départ, elle m’a murmuré : « Cette montre t’accompagnera bien plus loin que tu ne l’imagines. »
Je souris, le cœur léger, prête à plonger dans l’inconnu.
Le train s’ébranle, et le tic-tac régulier de la montre se mêle au grondement des roues sur les rails, comme un battement de cœur mécanique. Ce vieux train chante son propre refrain, un ta-dam, ta-dam , né des interstices entre les sections de rail. À chaque jointure, les roues frappent, créant un rythme vivant, une mélodie d’acier qui berce les pensées. Le wagon tangue doucement, de gauche à droite, comme une danse apaisante qui invite au rêve ou ravive les souvenirs. Ce son, ce mouvement, c’est bien plus qu’un trajet ; c’est un fragment d’éternité gravé dans l’âme. Les trains modernes glissent aujourd’hui en silence, mais ce ta-dam, ta-dam résonne encore en moi, écho d’un passé où chaque voyage portait une histoire. Dans ce cocon mouvant, bercée par le chant des rails, je repense à mon village. Ses ruelles tranquilles, ses murmures portés par le vent, ses traditions simples mais profondes tissaient des jours paisibles, comme un tissu doux et familier.
Je n’avais jamais voulu partir, on ne devrait jamais dire jamais !
Ces montagnes, ces sapins, ces instants où le temps semblait suspendu, tout cela me retenait, ancré dans mon cœur. Mais la vie, comme ce train, a ses propres plans, ses propres destinations. Et tandis que le paysage défile, je sens que ce départ n’est pas une fin, mais une promesse : celle de porter mon village avec moi, dans la montre qui bat contre ma poitrine, dans chaque cliché volé au réel, dans les ailleurs que j’inventerai.
