Véronique ferma les yeux, et les souvenirs affluèrent, aussi vifs que les reflets du lac au petit matin. Elle se revit, adolescente, dans son village niché dans les hauteurs du Jura vaudois. Pour gagner quelques francs, elle enchaînait les petits travaux : balayer les pistes du minigolf avec sa sœur, astiquer les miroirs d’un salon de coiffure, ranger les bocaux colorés d’une épicerie ou faire du nettoyage dans l’arrière-boutique d’une boulangerie. Chaque tâche était une porte entrouverte sur le monde, mais ce n’est qu’à la fin de sa scolarité, lorsqu’elle poussa les portes du musée des automates et boites a musiques, qu’elle sentit un frisson d’éternité la traverser.
Ce musée, avec ses vitrines où dansaient des figurines animées par des mécanismes d’horlogers, était un sanctuaire de poésie mécanique. Véronique, guide improvisée, menait les visiteurs à travers ces merveilles. Elle leur contait l’histoire des automates, ces créatures de métal et de bois qui semblaient défier le temps. Parmi elles, un oiseau mécanique l’avait toujours fascinée. Enfermé dans une cage dorée, pas plus grand qu’un moineau, il déployait des plumes de poule teintées de bleu saphir et de rouge carmin. Lorsqu’elle tournait la tige à sa base, l’oiseau s’éveillait : sa tête pivotait, son bec s’ouvrait, et un chant clair, presque vivant, emplissait l’air. Deux cent cinquante pièces minuscules – engrenages, ressorts, soufflets – œuvraient dans une harmonie parfaite, fruit du génie des artisans de Reuge. Ce n’était pas qu’un objet : c’était un poème, une âme captive dans un corps de métal, un écho du savoir-faire jurassien qui faisait battre le cœur de Véronique.

Mais son préféré restait le petit Pierrot, assis à son bureau dans un coin baigné de lumière. Vêtu d’une chemise de nuit blanche et d’un bonnet tombant sur l’épaule, il écrivait, plume en main, une lettre imaginaire à sa Colombine. Lorsqu’on activait son mécanisme, ses yeux peints s’animaient d’un éclat mélancolique, sa main grattait le papier, et une mélodie ancienne – deux airs délicats des ateliers Paillard, vers 1890 – flottait comme un soupir. Chaque geste était une prouesse, un ballet de cames et de leviers qui semblait murmurer : le passé n’est jamais loin. Pour Véronique, ce Pierrot était plus qu’un automate : il était un gardien des rêves, un reflet de l’âme romantique des vallées suisses, un miroir de sa propre quête intérieure.

Un jour, une impulsion la saisit. Elle créa et enfila un costume de soie noire et vert et tissu scintillant d’or, maquilla son visage de blanc et de rose, et se mit à danser au son d’une boîte à musique, ses mouvements saccadés imitant ceux d’un automate. Les visiteurs du musée s’arrêtait, captivés. Un jour, une fillette, les yeux écarquillés, lui demanda si elle était une poupée mécanique éveillée.
Véronique rit, le cœur léger, mais les légendes du musée chuchotaient autre chose : des oiseaux s’échappant dans la pénombre, un Pierrot errant sous la lune, des mécanismes prenant vie quand nul ne les regarde.
Était-ce vrai ? Elle l’ignorait, mais elle sentait, au fond d’elle, que ces histoires portaient une vérité plus profonde.
Ce fut lors d’une de ces danses qu’un visiteur la remarqua. Un homme aux yeux rieurs, fut charmé par son numéro. Il lui parla d’une foule vibrante, d’un festival de rue où sa danse pourrait briller sous d’autres cieux. « Viens », dit-il, « emporte ta boîte à musique et ton costume, et danse. » Le cœur battant, Véronique accepta. Pour la première fois, elle quitta son village, une valise à la main, sa boîte à musique serrée contre elle. Dans le vieux train qui l’emportait, le “ta-dam, ta-dam” des rails semblait murmurer une promesse : l’aventure t’attend.
Mais ce voyage, elle le pressentait, était plus qu’un départ. Et portée par le souffle du vent, entre les esprits sylvestres et les légendes des montagnes, Véronique avançait, pas à pas, vers l’inconnu — guidée par quelque chose de plus grand qu’elle.
