Le téléphérique s’élève lentement au-dessus des forêts sombres. Puis, dans un léger frisson métallique, il nous dépose sur les flancs du Pilatus. La brume matinale enlace les sapins, leurs aiguilles exhalant un parfum de résine et de terre mouillée. Un ruisseau murmure quelque part sous les rochers. Le craquement des feuilles mortes se mêle au souffle du vent, qui porte jusqu’à moi des effluves de mousse et de pierre froide.
Mon corps, athlétique, forgé par les sentiers escarpés du Jura, s’ancre dans chaque pas avec une assurance naturelle. Mes cheveux bruns, tressés et relevés en chignon, résistent avec élégance à la brise qui caresse la montagne. Mes yeux verts, ces rares éclats d’émeraude que seule environ 2 % de la population possède — un héritage souvent lié aux anciens Celtes, disait ma grand-mère avec un sourire mystérieux —, captent les ombres dansantes au sommet, comme s’ils portaient en eux un éclat des terres d’antan.
Dr Elsa Meier, carte ancienne en main, guide notre petit groupe vers un nœud énergétique qu’elle a repéré.
« Ici, les flux convergent », murmure-t-elle, son doigt suivant une spirale tracée près d’un affleurement rocheux.
Karl scrute les rochers en silence. Marta porte un panier d’osier rempli d’herbes fraîchement coupées. Hans ajuste son marteau de géologue, tandis que Lena note frénétiquement, ses lunettes glissant sur son nez.
Nous traversons une clairière. L’herbe s’incline par endroits en motifs subtils, comme caressée par une main invisible. Mes tempes frémissent. Mon cœur bat au rythme d’un souffle profond, comme si la montagne respirait avec moi.
Marta s’agenouille près d’une touffe de millefeuille. « Les plantes s’enroulent ici, comme près d’un ruisseau à Rothenburg… Une fois, j’ai cru entendre un chant, au centre d’un cercle d’herbes. Vous pensez que c’était la terre ? »
Elsa, pendule en main, hoche la tête. « Les flux telluriques sculptent la vie. Les Celtes l’avaient compris, eux qui bâtissaient leurs lieux sacrés sur ces points d’équilibre. »
Hans, les mains sur une pierre, interroge : « À Sursee, j’ai détecté une anomalie magnétique : 2 microteslas, juste sous un vieux mur. Mon appareil a vibré, mais… je reste sceptique. Elsa, vos lignes, c’est du concret ? »
Elle esquisse un sourire. « Ce que tu appelles concret commence dans le corps, Hans. Les anomalies mesurées ne sont que l’écho physique de ces flux. »
Lena relève la tête, ses notes à la main. « À Muri, j’ai vu des fondations celtiques alignées sur une source. Ces autels ne sont pas posés au hasard. L’architecture ancienne suivait la géométrie invisible. »
Karl intervient, son regard brillant de souvenirs. « Enfant, à Kriens, je sentais des frissons près de certaines pierres. Ma grand-mère les appelait les veines de la terre. Je riais, à l’époque… Jusqu’à ce que je comprenne. »
Elsa s’arrête près d’un affleurement. Son pendule frémit. « Nous y sommes. Le nœud énergétique. »
Elle tend un pendule en laiton à Marta. « Tiens. Il traduit ce que ton corps sait déjà. Laisse-le parler. »
Marta hésite, puis prend l’objet. Sous ses doigts, le laiton s’anime, lentement, traçant des cercles amples. « C’est… chaud, dans ma main. Comme si quelque chose vivait là. »
Elle sourit, plus assurée. « Je n’étais jamais sûre. Là… je le vois. »
Elsa hoche la tête.« Le pendule capte tes micro-mouvements. Il rend visible ce que ton intuition perçoit. »
Guidée par un appel silencieux, je m’éloigne. Mes pas me mènent vers une pierre partiellement enfouie sous la mousse. Je m’accroupis, écarte doucement les feuilles humides. Une triskèle apparaît, gravée dans la roche. Ses spirales anciennes sont semblables à celles de ma montre. Je tends les mains. Une chaleur douce monte dans mes paumes, un picotement subtil, presque un battement.
Et soudain, une vision m’envahit : un dragon, fin et lumineux, surgit de l’ombre comme un souvenir éveillé. Ses écailles d’argent scintillent comme des larmes de lune. Ce n’est pas un monstre. C’est un être ancien, subtil, familier — l’esprit discret qui veillait dans mes rêves d’enfant. Ses yeux d’ambre croisent les miens, et une voix résonne dans ma tête :
Tu es ici.
Un souvenir m’arrive, intact : une nuit dans le Jura. J’avais 12 ans. J’étais blottie près d’une falaise avec ma sœur et une amie. Une lueur argentée avait dansé devant nous, comme une forme ailée. Était-ce lui ? Mes yeux s’embuent. Mon cœur cogne fort.
Lena s’approche, accroupie à mes côtés. « Une triskèle ! Comme sur les boucliers de La Tène, Ve siècle avant J.-C. Véronique, tu as trouvé un trésor. »
Karl effleure la pierre, les yeux écarquillés. « Une borne sacrée. Touche-la encore, Véronique. Elle t’a appelée. »
Je pose mes paumes. Les picotements s’intensifient. Une chaleur m’enveloppe. Le dragon réapparaît dans mon esprit. Ses ailes vibrent dans l’air. Son murmure revient : Tu es ici.
Marta observe, les yeux brillants. « Mon pendule tourne plus vite ici. Véronique, c’est comme si tu réveillais la terre. J’ai vu une lumière autrefois, près d’un dolmen, mais c’était flou. Là, c’est clair. »
Hans s’approche, bras croisés, puis s’agenouille. « Trop net pour être un hasard. Cette gravure est intacte. Elsa, c’est exactement là que votre carte l’annonçait ? »
Il sourit, presque convaincu. « Là, je vois du concret. »
Elsa acquiesce, exaltée. « La triskèle marque un croisement d’énergies. Véronique, tu viens de matérialiser le nœud. »
Lena griffonne frénétiquement. « Peut-être un ancien autel. Les Celtes gravaient pour honorer les esprits de la terre. Un druide a peut-être dessiné cela, ici, pour canaliser la force. »
Karl pose une main légère sur mon épaule. « Ce dragon que tu vois, Véronique, naît de la ligne. Les flux, si puissants ici, prennent forme dans l’esprit de ceux qui les ressentent. Ce compagnon d’enfance, c’est l’écho intime de cette force. Il est avec toi depuis toujours. »
Je hoche la tête, émue. La vision se dissipe, mais mes mains vibrent encore. Mes yeux se lèvent vers le sommet du Pilatus, comme s’il me répondait. Je me tourne vers Elsa. « Les légendes du Pilatus… il y en a d’autres, n’est-ce pas ? Des histoires de dragons, d’esprits ? »
Un sourire énigmatique éclaire son visage. « Oh, oui. Le Pilatus est un livre ouvert. Chaque pierre y murmure un conte. »
Le groupe, apaisé, commence à redescendre. Marta serre son pendule. Hans murmure des mesures. Lena tourne les pages de son carnet. Karl me regarde, sans mot, comme s’il savait que mon chemin ne fait que commencer.
Je reste un instant seule, assise près de la pierre. Je caresse la triskèle. Une paix profonde m’envahit. Le dragon, les picotements dans mes mains, la chaleur du sol… tout s’entrelace. Une vérité ancienne semble s’être réveillée.
Je prends une photo de la pierre. Sur l’image, une ombre floue traverse le cadre, presque ailée.
Karl se penche sur l’écran, ses yeux brillants. « Ton dragon, peut-être… qui veille encore. »
Un frisson me traverse. Le Pilatus m’appelle. Et ses légendes m’attendent.