1.4-1 Les remparts

Je me souviendrai pour toujours de cette soirée.

Sous les poutres anciennes du Kapellbrücke, là où la Reuss murmure ses secrets, je dansais dans mon costume d’automate, portée par les éclats du carnaval. La foule s’agitait, les musiques résonnaient, et soudain, un regard me figea. Un homme s’approcha : grand, les cheveux blonds légèrement bouclés, les yeux bleu clair pétillants de vie, et un sourire si vaste qu’il semblait illuminer jusqu’à ses prunelles. Ma bande d’amis, intriguée, murmura : « Vous vous connaissez ? »

Non, pas encore, répondis-je, mais une étincelle invisible me soufflait le contraire. Il y avait là quelque chose d’étrange et de suspendu, une connexion palpable, comme une note cristalline échappée de ma boîte à musique.

Il m’invita à le suivre. Il habitait tout près, au pied des remparts. Les tours de Lucerne, ces gardiennes de pierre, étaient fermées en cette saison, mais lui en connaissait les secrets. Par un privilège rare, il m’en ouvrit l’accès. Nous marchions côte à côte. Il n’y avait pas d’élan amoureux, mais une aura mystérieuse, comme si le destin l’avait placé sur ma route. Quelque chose d’invisible nous reliait déjà. Autour de nous, les neuf tours de la Musegg, sentinelles robustes du XIIIᵉ siècle, dressaient leurs silhouettes au-dessus de la ville.

Il s’appelait Lukas. Sa voix, douce et passionnée, semblait animer les pierres autour de nous.

« Ces remparts », me dit-il, les yeux brillants, « ont été construits vers l’an 1200 pour protéger Lucerne, une cité prospère sur les routes commerciales. Chaque tour a son caractère : Schirmer, Zyt, Männli… La Zytturm, là-bas, abrite une horloge de 1535 qui sonne toujours une minute avant les autres. Comme si elle voulait devancer le temps. »

Mon cœur battait au rythme de ses mots. Il me guida le long du chemin de ronde. De là, la vue embrassait le lac, la vieille ville et les Alpes au loin. Un tableau vivant, un murmure de siècles entremêlés. Sa voix, posée et chaude, faisait vibrer l’histoire de Lucerne. Et lorsqu’il s’arrêta face au Pilatus, ce colosse de roc dominant la ville, ses paroles prirent une teinte presque prophétique.

« Tu veux savoir d’où vient son nom, et pourquoi il résonne jusque dans le tien ? » me dit-il.

Je hochai la tête, intriguée.

Il fixa la montagne avec une intensité presque mystique.

« Quand je regarde le Pilatus depuis chez moi, je ne vois pas qu’un sommet. Je vois un livre vivant. Chaque fissure, une page. Chaque lac, un chapitre. Le nom “Pilatus” vient de loin, d’une histoire tissée entre Rome et les Alpes. On raconte que Ponce Pilate, le gouverneur romain qui a condamné Jésus, a laissé son ombre sur cette montagne. Mais il faut remonter plus loin encore. »

Il poursuivit, lentement, comme s’il récitait un vieux conte :

« L’empereur Tibère, à Rome, était frappé d’un mal incurable. Aucun médecin n’arrivait à le soigner. Son serviteur, Albanus, entendit parler d’un homme aux dons miraculeux : Jésus de Nazareth. Tibère envoya Albanus à Jérusalem, mais il arriva trop tard. Jésus venait d’être crucifié sur l’ordre de Ponce Pilate. Furieux, Tibère fit venir Pilate à Rome. Et là… ton nom apparaît. Véronique. Une femme pieuse aurait tendu un linge à Jésus pour essuyer son visage. Ce linge, le Voile de Véronique, portait son image, et aurait des vertus de guérison. Albanus la convainquit de venir à Rome. Et lorsqu’elle montra le voile à Tibère, il guérit. Ton prénom est lié à cette histoire. À un moment où une femme a changé le cours des choses. »

Je l’écoutais, le cœur serré, touchée sans trop savoir pourquoi.

« Pilate fut condamné pour son rôle. Il se donna la mort et son corps fut jeté dans le Tibre. Mais des calamités frappèrent Rome. Alors on repêcha son cadavre, on l’envoya dans le Rhône, puis à Vienne en Gaule. Là aussi, les malheurs reprirent. On le transporta alors jusqu’à un lac alpin, sur une montagne qu’on appelait Frakmont, la montagne brisée. Ce lac devint son tombeau. Mais son esprit, dit-on, ne trouva jamais la paix. Des vents violents soufflaient depuis le sommet, les bêtes s’agitaient, les orages éclataient. On disait que son âme hantait le lac. »

Je me serrai les bras. L’air semblait plus dense.

« Un jour, un étudiant versé dans les arts occultes monta jusqu’au lac, sur l’arête du Widderfeld. Il défia l’esprit de Pilate, prononça des incantations, frappa le sol. Il conclut un pacte : Pilate resterait dans le lac, invisible, sauf le Vendredi saint. Ce jour-là seulement, il pourrait sortir et laver ses mains dans l’eau. Mais gare à celui qui troublerait ce pacte : jeter une pierre dans ce lac, c’était déclencher des torrents dévastateurs sur Lucerne. Jusqu’au XVIᵉ siècle, le Conseil municipal interdisait l’ascension du Pilatus. En 1387, six ecclésiastiques furent même emprisonnés pour avoir bravé l’interdit. »

Je le coupai, frissonnante :

« Lukas, c’est incroyable… Figure-toi que je suis née un Vendredi saint. Et tu connais mon prénom. Tu crois que c’est un hasard ? »

Il me regarda, visiblement ému.

« Véronique, née un Vendredi saint ? Non… ce n’est pas un hasard. C’est comme si le Pilatus t’avait choisie. Peut-être que si tu montais là-haut ce jour-là, tu verrais ce que nul n’a jamais vu. »

Il reprit aussitôt, les yeux pétillants :

« Mais le Pilatus ne se limite pas à Pilate. C’est un coffre à légendes. Tu connais le Dominiloch ? Une grotte étrange dans la paroi du Widderfeld, à 1200 pieds au-dessus de la Bründlenalp. Une roche blanche y ressemble à un homme assis, les bras sur une table. On l’appelait la statue de saint Dominique. Certains disent qu’une chapelle y fut ensevelie par un éboulement, d’autres que des soldats romains ont sculpté cette forme pour garder un trésor. En 1814, Ignaz Matt, un chasseur tyrolien, descendit en rappel devant 400 spectateurs et planta un drapeau sur l’épaule de la “statue”, prouvant que ce n’était qu’une formation naturelle. Mais les légendes sont restées. »

Il sourit, presque rêveur.

« Certains disent que trois héros confédérés y dorment, prêts à se réveiller si la patrie est menacée. D’autres parlent d’un géant pétrifié après avoir vu les Suisses s’entretuer, qui ne se lèvera que lorsque l’unité renaîtra. »

Il me parla encore de Vienne, d’Italie, d’Écosse, d’Espagne… Tous ces lieux qui revendiquent un fragment du destin de Pilate. Mais ici, à Lucerne, le nom Pilatus est gravé dans la pierre depuis 1475.

« Certains disent qu’il vient de pileus, le bonnet romain, ou de pileatus, couvert de nuées. Mais franchement, Véronique… ces étymologies sont bien pâles face aux légendes qui font vibrer Lucerne. »

Quand nous quittâmes la tour, je sentais que ses mots avaient noué en moi quelque chose d’ancien et de nouveau.

Nous marchions encore, en silence, regardant la ville en contrebas. Le carnaval battait son plein. Les rues explosaient de couleurs, de masques, de musiques effervescentes.

Et mon cœur, comme les pavés, vibrait à l’unisson de l’histoire qu’il venait de me transmettre.

Leave Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *