2.1 La rencontre au restaurant

Il est 18h00, un soir de mai, et le restaurant vibre d’une chaleur familière. L’air embaume le beurre grésillant des Wiener Schnitzel dorés à la table, mêlé au parfum des röstis croustillants et à une pointe de vin blanc régional. Les conversations des touristes – un mélange chantant de suisse-allemand, de français, d’italien ensoleillé et d’anglais – dansent dans la salle, ponctuées par le cliquetis des couverts et le tintement discret des verres. Dehors, à travers les fenêtres donnant sur la terrasse, les derniers rayons du soleil de printemps caressent les arbres verdoyants de la ruelle, projetant des ombres longues et mouvantes sur le sol.

Je me faufile entre les tables, vêtue de mon tablier noir impeccablement noué. Un sourire discret sur les lèvres, je dépose avec soin un plat fumant devant un client installé près de la porte : un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants soigneusement peignés. Ses lunettes rondes glissent légèrement sur son nez, et ses yeux pétillent d’une curiosité insatiable, presque enfantine. Il s’appelle Karl. C’est un habitué du restaurant, connu dans le quartier pour ses récits enflammés sur les légendes suisses et son amour des mystères spirituels de la région.

Alors que j’ajuste une serviette sur la table voisine, son regard s’accroche à ma montre, suspendue à mon cou comme un talisman. Le boîtier en argent, orné d’un dragon délicat enroulé autour d’un rouage finement ciselé, capte un rayon de lumière tamisée et scintille sous les lustres.

Intrigué, Karl se penche en avant, posant son verre de vin avec précaution.

« Pardon, mademoiselle, puis-je voir cette montre de plus près ? » me demande-t-il d’une voix chaleureuse, teintée d’excitation contenue. « Elle a quelque chose de… spécial. »

Légèrement surprise, j’hésite un instant. Cette montre est bien plus qu’un bijou : elle est un morceau de mon passé, un lien vivant avec ma famille et ma région. Mais la sincérité dans les yeux de Karl me désarme. Je détache la chaînette et tends l’objet avec un sourire timide.

Il l’examine avec une révérence presque cérémonielle. Ses doigts effleurent le dragon gravé, puis il ouvre délicatement le couvercle. À l’intérieur, une triskèle – trois spirales entrelacées formant un triangle parfait – apparaît, gravée avec une précision qui semble défier le temps. Sous la lumière, les lignes semblent danser, comme animées d’une vie propre. Ses yeux s’illuminent, et un sourire éclaire son visage.

« Incroyable ! » s’exclame-t-il, sa voix vibrant d’émerveillement.

« Qu’est-ce qui est incroyable ? » je demande, intriguée, me rapprochant légèrement.

« Cette triskèle… » dit-il en levant les yeux vers moi, « c’est un symbole ancien, utilisé par les Celtes pour marquer des lieux de pouvoir spirituel. Et ce dragon ! Savez-vous que les légendes du Pilatus parlent de dragons comme gardiens d’énergies mystiques ? D’où vient cette montre ? »

Flattée par son enthousiasme, je lui raconte son histoire. Je parle de mon père, forgeron dans le Jura vaudois, dont les mains donnaient vie au métal. Je lui raconte la découverte de cette montre, oubliée dans un coin poussiéreux de son atelier. Mon frère l’a restaurée avec soin.

« Ma sœur disait qu’elle sentait une énergie particulière en la touchant », j’ajoute, un peu hésitante, comme si je dévoilais un secret.

Karl écoute, captivé, hochant la tête à chaque mot. Son regard passe de la montre à mon visage, comme s’il percevait en moi une pièce d’un puzzle plus vaste.

« Fascinant, fascinant… » murmure-t-il en refermant le couvercle avec délicatesse. « Cette triskèle n’est pas un hasard. Les Celtes, bien avant les Romains, croyaient que certains lieux – montagnes, rivières, pierres – étaient imprégnés d’une énergie tellurique. Ils l’appelaient parfois Anima Loci, l’âme des lieux. Ils construisaient leurs sanctuaires sur ces points, là où la terre vibrait le plus fort. Et les dragons ? En géobiologie, on parle de lignes de dragon, des courants invisibles qui traversent la Terre, amplifiant ces énergies. Votre montre pourrait être un lien avec tout cela. »

Je fronce légèrement les sourcils, intriguée mais un peu perdue.

« Je n’avais jamais entendu parler de ça », dis-je, la voix teintée de curiosité. « Pouvez-vous m’en dire plus ? Qu’est-ce que la géobiologie, et ces… lignes de dragon ? »

Karl s’adosse à sa chaise, les yeux brillants, comme s’il attendait cette question depuis toujours.

« La géobiologie, c’est l’art d’écouter la Terre », dit-il avec ferveur. « C’est une discipline qui étudie les interactions entre les énergies du sol, des roches, des eaux souterraines, et les êtres vivants – plantes, animaux, humains. Les géobiologues, comme moi, croient que la Terre est traversée par des flux énergétiques, un peu comme des rivières invisibles. Les lignes de dragon, ou Drachenlinien en allemand, sont les plus puissantes de ces flux. Elles relient des lieux sacrés : montagnes comme le Pilatus, cercles de pierres, ou même des églises anciennes bâties sur d’anciens sites celtiques. »

Il marque une pause, me regarde, puis poursuit :

« Ce ne sont pas que des idées mystiques. Des géobiologues les mesurent avec des baguettes de sourcier ou des pendules. Ils parlent d’intensités se réfèrent à l’échelle de Bovin– 3,1 SR près du sol, jusqu’à 14,4 SR dans des vortex, ces points où les lignes convergent et s’amplifient. Les Celtes n’avaient pas ces outils, mais ils ressentaient ces forces. Leurs druides choisissaient des lieux comme l’oppidum de Muri ou les sanctuaires près de Sursee parce qu’ils vibraient d’une manière particulière. Et cette triskèle, sur votre montre, symbolisait l’harmonie des trois mondes – le ciel, la terre, et le sous-sol. »

J’écoute, fascinée, visualisant ces spirales d’énergie serpentant sous les montagnes.

« Et les dragons ? » je demande d’une voix plus assurée.      « Pourquoi les appelle-t-on ainsi ? »

Il sourit.

« Les dragons, dans les légendes, sont souvent les gardiens. Dans la mythologie celtique, ils représentent les forces brutes de la nature, mais aussi une sagesse ancienne. Peut-être que ces lignes d’énergie ont inspiré les récits. Au Pilatus, par exemple, on raconte qu’un lac abrite l’esprit de Ponce Pilate, mais aussi que des dragons dormaient dans les grottes. Les géobiologues pensent que ces légendes sont des mémoires collectives de ces énergies, perçues comme des êtres vivants par nos ancêtres. Votre montre, avec son dragon et sa triskèle, pourrait être un écho de cette croyance – un objet forgé pour capter ou honorer ces forces. »

Il se penche vers moi, son ton se fait plus intime.

« Moi, je suis passionné d’histoire et de spiritualité. J’ai passé des années à explorer les sites autour de Lucerne, à ressentir ces lignes avec mes mains, à lire des textes anciens. J’organise des sorties avec un groupe de géobiologues, le Club Lucerne des Lignes du Dragon. On cartographie ces courants, on médite sur leurs points forts… et parfois, on découvre des objets ou des lieux, comme votre montre, qui semblent liés à cette énergie. »

Je sens une chaleur monter en moi, un mélange d’excitation et d’appréhension.

« C’est… incroyable », je murmure. « Je n’ai jamais pensé que ma montre pouvait avoir un tel sens. Mais comment savoir si tout cela est vrai ? »

Karl rit doucement, un rire bienveillant.

« Venez à notre réunion, et vous verrez par vous-même. Nous utilisons des techniques de radiesthésie – des baguettes, des pendules – pour détecter ces lignes. Vous pourriez même ressentir quelque chose, surtout avec cet artefact. La réunion est mardi soir, à 19h, dans une salle près du lac des Quatre-Cantons, avec vue sur le Pilatus. Ce n’est pas un hasard si vous êtes ici, à Lucerne, avec cette montre. Peut-être allez-vous découvrir quelque chose d’extraordinaire. Peut-être… une part de vous-même. »

Je caresse le boîtier de la montre que je viens de récupérer. Sous mes doigts, je sens une vibration subtile, presque imperceptible, comme un battement de cœur mécanique. Une étincelle d’excitation s’allume en moi, teintée d’une pointe d’incertitude. Je pense à ma sœur, à ses murmures sur l’énergie de la montre, au Pilatus qui semble m’observer depuis l’horizon.

« D’accord », dis-je enfin, un sourire timide éclairant mon visage. « Je viendrai. »

Alors que je m’éloigne pour servir une autre table, je jette un dernier regard par la fenêtre. Pilatus, baigné d’une lumière crépusculaire, semble me murmurer un secret. La montre contre ma poitrine bat doucement… comme un écho de la montagne.

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